Moi je ne vais plus à l’école

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Ce texte n’engage que son auteur et ne représente pas une position officielle des bahá’ís de France

Moi je ne vais plus à l’école.

C’est fini, je n’irai plus, c’est décidé.

Demain quand maman viendra me réveiller je continuerai de dormir, je ne me lèverai pas, je n’irai ni me doucher ni m’habiller, je ne préparerai pas mon cartable, je ne mangerai pas mon pain au miel, et je n’irai pas à l’école, non je n’irai pas à l’école.

C’est fini, j’arrête, j’ai décidé ça aujourd’hui. C’est bien fait, bien fait pour eux.

Aujourd’hui et hier et avant-hier Marjan était à la maison et le premier jour maman a dit que c’est parce qu’elle était malade, et moi je l’ai cru parce qu’elle a dormi tout l’après-midi. Et je lui ai fait du thé avec le sucre et elle m’a dit merci comme une fille malade, avec les yeux rouges et un sourire triste.

Alors je suis allé à l’école, comme d’habitude.

Oui sauf que maintenant c’est fini car je sais tout, on m’a tout expliqué.
Marjan, elle est pas malade, elle est virée. Virée de son école.

Moi, dans mon école, il faut faire une sacrée grande bêtise pour être viré. Et même, on est averti trois fois. Une fois le maître dit que ce n’est pas bien et il nous punit. Ensuite il appelle le directeur qui appelle les parents. Ou ils envoient une lettre. Mais pour prévenir, pas pour renvoyer. Et il faut s’excuser.

Mais moi je fais pas de bêtises, comme Marjan.

Parfois je parle un peu avec Naim mais la punition c’est juste un coup sur les doigts.

Et Marjan, elle, elle est virée !

Ben moi, j’ai pas compris tout de suite, c’est papa qui disait ça à Amou jàn au téléphone, je l’ai entendu en descendant les escaliers.

Il a dit « Oui, elle va mieux, mais il fallait s’y attendre malheureusement. » Alors moi je suis resté pour écouter, et puis après le silence il a dit « Elle a été renvoyée cette semaine, on vient de recevoir la lettre. Pour l’instant elle reste à la maison ».

Comme maman travaille avec papa au magasin, ça pouvait être que Marjan, celle qui s’était fait virer. Alors je suis remonté en courant, j’ai réveillé Marjan et je lui ai demandé si c’était vrai. Elle a dit « oui », comme ça, juste « oui », avec un sourire malade.

« T’es pas malade ? » j’ai demandé.

« Non », elle a répondu.

J’ai pas encore compris, j’ai réfléchi à quelle bêtise elle avait pu faire.

« T’as fumé ? », j’ai demandé.

Elle a encore souri et elle m’a dit « Va dormir maintenant, c’est rien ».

Moi j’ai bien essayé de rester un peu, je comprenais toujours pas, j’ai insisté, j’étais là à crier « Mais Marjan qu’est-ce qu’il s’est passé, pourquoi ? Pourquoi ils t’ont renvoyée ? »

Comme elle répondait pas, moi je continuais « Mais Marjan toi t’es sage, c’est toi qui me dis d’être sage à l’école, toi et moi on est pareil, on fait pas de bêtises, Marjan réponds-moi, pourquoi ils t’ont renvoyée ? »

Elle m’a embrassé très fort, elle m’a regardé bien droit dans les yeux et elle a répété : « Ce n’est rien, va dormir ».

Comme je partais toujours pas, et que j’attendais toujours des réponses, elle m’a pris la main et elle a dit « Ecoute, il n’y a pas à s’inquiéter, ce n’est pas grave, à l’université ils se sont trompés, ils ont eu quelques problèmes, il n’y a pas à s’inquiéter » J’ai regardé ses yeux pour voir si elle mentait, mais moi j’ai jamais vu Marjan mentir.

J’ai demandé : « Tu vas y retourner ? »

« Enshallah, oui. Ca va s’arranger, ne t’inquiète pas. »

Elle m’a fait un bisou, je suis retourné dans ma chambre, mais j’ai pas dormi. J’étais toujours en train de réfléchir, et je parlais encore un peu dans ma tête, parce que d’un coup je me sentais trop seul avec cette drôle de nouvelle et toutes mes questions, et même s’il y avait personne dans ma chambre pour m’écouter ou me répondre j’ai dit : « Marjan, tu dois y retourner, pourquoi enshallah ? Si tu n’as pas fait de bêtises, s’ils se sont trompés, alors tu vas y retourner, ils vont te reprendre, ils sont obligés n’est-ce pas ? Pourquoi tu dis enshallah comme si c’était pas sûr, comme si c’était pas important, Marjan pourquoi Dieu ne voudrait pas ? Si tu vas pas à l’école, qu’est-ce que tu vas faire, hein, qu’est-ce que tu vas faire ? »

Je sais pas trop quand est-ce que je me suis endormi, mais dès que je me suis réveillé je me suis aperçu que mes questions étaient toujours là, comme si elles avaient passé la nuit sous mon oreiller, comme si elles étaient venues jusque dans mes rêves pour ne pas que je les oublie le matin. J’ai pas vu Marjan avant d’aller à l’école et ça m’a beaucoup embêté.

Mais quand je suis arrivé devant la classe, j’ai vu Nassim courir vers moi, et c’est là que j’ai tout compris. Elle m’a dit : « T’as vu Anis, t’as vu ce qu’ils ont fait, ils en ont viré 200 à Esfahan, Mariam et Nima ont plus le droit d’y retourner, ils sont exclus de la fac, c’est fini ! ». J’ai eu du mal à réagir très vite, j’ai demandé plusieurs fois « Quoi, quoi ? Réexplique ! », et Nassim a soufflé puis elle a réexpliqué : en fait, Marjan c’était pas la seule à avoir été renvoyée, ils étaient plein, et personne savait pourquoi. Comme ça, du jour au lendemain, boum, exclus !

Ben voilà, j’avais mes réponses, mais j’étais pas plus content parce que Nassim en savait beaucoup plus que moi. Elle m’a dit que c’était à cause de notre religion. Nassim et moi on sait bien qu’ils nous aiment pas trop à cause de ça, mais on a quand même le droit d’aller à l’école. Jusqu’ici être baha’i, ça impliquait juste des moqueries et des insultes, mais pas des renvois ! Alors voilà, voilà pourquoi moi je décide que je n’irai plus à l’école.

Marjan, elle, elle veut être docteur, c’est la meilleure de sa classe, elle veut aller aux Etats-Unis pour finir son diplôme, et être la meilleure médecin et soigner les gens qui ont pas de médecins, et qui ont même pas d’hôpitaux.

Comment elle va faire pour être docteur, maintenant, comment on fait si on va pas à l’école ?

Et moi je lui ai dit que je voulais écrire des livres et des poésies, comme Omar Khayyâm et comme Hafez qu’on étudie en classe, et Marjan m’a dit alors tu dois bien étudier Anis, tu dois bien réciter tes poésies, et bien écrire tes rédactions.

Marjan c’est elle qui m’aide à apprendre, quand les mots sont trop compliqués elle m’explique tout avec des images et des dessins, des fois on chante ensemble pour mieux retenir les vers.

Marjan elle a une belle voix, tout le monde lui dit toujours qu’elle a une belle voix, moi je lui ai dit que si elle voulait faire plaisir aux malades elle pouvait leur chanter des chansons, ça leur ferait plaisir, ils auraient beaucoup de chance.

Marjan, elle corrige mes fautes quand j’en ai dans mes rédactions. Elle me dit toujours que je lis beaucoup de livres et que c’est génial parce que quand j’entrerai à l’université, j’aurai beaucoup de culture et je saurai plein de choses et c’est comme ça que je pourrai écrire mes livres et mes poésies.

Marjan, elle révise tous les soirs en rentrant de l’école, et les après-midis avec ses copines, elle aussi elle a des étagères remplies de livres, mais pas seulement des poètes, beaucoup de livres d’école aussi.

C’est Marjan qui m’a expliqué pourquoi c’était important d’aller à l’école, qu’on apprenait énormément de choses intéressantes, que plus tard, après le lycée, on pouvait étudier tout ce qui nous plaisait, parce qu’on devait choisir un métier, et maintenant Marjan, ma Marjan qui veut devenir docteur, ma Marjan qui veut soigner des malades et créer des hôpitaux, Marjan qui m’aide à faire mes devoirs entre ses révisions, ma Marjan qui chante des poèmes, des prières et des chansons, ma Marjan elle est renvoyée.

Ca veut dire qu’elle n’ira plus à l’université avec ses copines, et qu’elle n’ira plus écouter ses professeurs, et que les livres sur son étagère ne serviront plus à rien. C’est comme s’ils lui avaient repris ses livres, à ma Marjan, comme s’ils lui avaient brûlé tous ses cahiers, comme si on avait écrit sur toutes ses connaissances : INUTILE.

Alors moi, ça y est, j’ai décidé : je n’irai plus à l’école.

Je veux pas attendre qu’ils me prennent mes livres et mes cahiers à moi aussi, ils ont décidé pour Marjan, je décide pour moi.

Ils ne me renverront pas, c’est moi qui m’en vais.

Je n’irai plus à l’école, c’est fini, c’est décidé.

Sarah – 10 février 2009

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